La ville émotionnelle

INTERACT
5 min readJun 16, 2023

--

par Julie Karmann

Le mois dernier, l’Office de consultation publique de Montréal a partagé son rapport sur la consultation publique tenue dans le cadre du Projet de ville de la Ville de Montréal, préparée en prévision du nouveau Plan d’urbanisme et de mobilité. Parmi les enjeux évoqués, l’anxiété liée aux changements climatiques, les préoccupations face à l’inabordabilité du logement, le sentiment d’appartenance à la communauté. Évoquant plaisirs et craintes, le rapport révèle bien à quel point la ville est liée aux émotions.

Photo par Benoît Debaix (Unsplash)

Le lien entre émotions et ville a été un objet d’étude dès le XIXe siècle. Le sociologue allemand Georg Simmel montrait alors comment la peur de l’Étranger — cet autre qui vit à coté de nous mais qui nous demeure inconnu — avait envahi les villes à mesure de leur croissance fulgurante sous la révolution industrielle. Si la peur est un instrument politique infaillible dont le milieu urbain a toujours été le théâtre, la ville et en particulier les changements qui l’animent, ont la capacité de susciter une vaste palette d’émotions allant de la déception à la gratitude. C’est ce que nous apprend la recherche qualitative que nous avons menée d’octobre 2019 à janvier 2020 auprès de 32 habitants de Montréal et sa proche banlieue dans le cadre du projet INTERACT. Avec un nombre croissant d’espaces verts, de possibilités de se déplacer activement ou encore d’environnements où il fait bon vivre, l’évolution urbaine de Montréal et de sa proche banlieue suscitaient d’une manière générale beaucoup d’enthousiasme, de gratitude et un sentiment de sécurité chez les participants interrogés.

Des changements sensibles

Parmi les changements urbains les plus à même de déclencher des émotions, la construction des condos arrivait largement en tête. Quatre émotions négatives lui étaient en particulier associées : la déception, l’irritation, la peur et le pessimisme. Mais la construction des condos pouvait aussi être accueillie avec enthousiasme, le condo étant alors perçu comme un marqueur de vitalité urbaine et donc de désirabilité. La recherche révèle également que les émotions négatives sont proportionnelles à la taille des constructions : les constructions isolées génèrent de la déception alors que les vastes opérations suscitent davantage de l’irritation, de la peur et du pessimisme.

Des précurseurs d’émotions

Les émotions naissent en particulier du bouleversement de la mobilité, de l’attachement aux lieux et de la stabilité résidentielle. Dans le cas de la construction des condos, lorsque les nouveaux bâtiments entraînaient la disparition d’espaces verts, l’attachement au lieu se voyait réduit, et les émotions qui en découlaient étaient négatives. La construction de condos pouvait aussi être associée à l’augmentation du coût de la vie — et des loyers — et donner l’impression que la stabilité résidentielle était menacée, entraînant un sentiment de peur. Une menace perçue sur la facilité de se déplacer pouvait également entrainer des émotions négatives telles que l’irritation.

Intérêt des émotions pour la santé urbaine

Si en tant que chercheurs en santé urbaine nous avons choisi de nous intéresser aux émotions, c’est que ces dernières sont d’une part constitutives du bien être émotionnel et d’autre part de puissants moteurs de (ré)actions. Ainsi, l’attitude que nous adoptons face aux changements urbains que nous vivons (utiliser la nouvelle piste cyclable, visiter le parc réaménagé, adopter le réseau de transport en commun prolongé) est en partie liée aux émotions que nous éprouvons face à ces changements. L’approche par les émotions, traditionnellement ancrée dans la géographie humaniste, est encore peu employée en santé urbaine. Notre étude montre pourtant que l’existence d’une ville « dure » (la ville objective, du cadre bâti) ne s’oppose pas à celle d’une ville dite « douce » (la ville intangible du sensible et de l’humain) mais qu’au contraire, les deux entretiennent une relation étroite dont il importe de tenir compte en particulier en santé urbaine.

Tenir compte des émotions dans les projets d’aménagement

Décideurs et urbanistes peuvent mieux intégrer la considération des émotions dans leurs projets notamment à travers des démarches d’information, de consultation et de co-construction. L’exemple de la construction des condos montre que les émotions évoluent avec l’intensité du changement. Dans une perspective informative, il importerait dès lors de rassurer sur l’intensité de l’aménagement urbain envisagé (taille, l’échelle, quantité, durée, réversibilité, vitesse). Recourir à un phasage, à des points d’arrêts, des mesures d’atténuation des nuisances ou de mitigation pourrait dans ce sens permettre d’atténuer l’intensité du projet.

Il est aussi possible de consulter la population afin de connaitre son sentiment sur le projet envisagé. Si les réunions de consultations publiques sont courantes, elles peuvent toutefois invisibiliser certains groupes, moins rompus à la prise de parole. Or, le modèle de réponse au changement environnemental utilisé pour guider notre travail stipule que la réaction à un changement urbain dépend aussi des ressources dont disposent les individus pour faire face à ce changement. Donner la voix à tous les groupes concernés, et en particulier aux populations vulnérables s’avère dès lors essentiel. Dans tous les cas, de telles consultations devraient notamment s’attacher à discuter de l’attachement aux lieux, de la mobilité et de la stabilité résidentielle, précurseurs d’émotions.

Enfin, parce que le projet urbain peut être source d’émotions positives, stimuler ces dernières par l’implantation de projets inspirants représente un levier intéressant pour renforcer le bien être des communautés. Dans cette quête, le recours à des processus de co-construction à l’image des ruelles vertes, où les communautés elles-mêmes définissent leur besoin et le projet pour y répondre, peut créer de l’enthousiasme, de la fierté, de même qu’un sentiment d’auto-détermination pour les habitants qui y prennent part, autant de manières de stimuler le sentiment d’appartenance et la cohésion sociale.

Photo par Harry Spink (Unsplash)

En conlusion, la recherche menée sur la réaction émotionnelle aux changements urbains montre que l’évolution du cadre bâti a des répercussions sur le bien être émotionnel des citadins. Les émotions peuvent être un outil puissant pour guider la construction de la ville de demain, une ville qui prendrait soin de celles et ceux qui la font au quotidien.

Pour en savoir plus sur la ville et les émotions, consultez notre article “They didn't have to build that much”: A qualitative study on the emotional response to urban change in the Montreal context

Julie Karmann est paysagiste et doctorante à l’Université de Montréal en santé publique. Ses travaux portent sur l’interface entre l’environnement bâti et dynamiques sociales.

--

--

INTERACT
INTERACT

Written by INTERACT

CIHR-funded research team harnessing big data to deliver public health intelligence on the influence of urban form on health, well-being, and equity.

No responses yet